C’est dur à croire, mais j’ai été un type bien. Vraiment. J’avais ma petite vie, même si ça commence à dater. Je travaillais pour l’ambassadeur anglais à Melbourne, au début du 18ème siècle, et étais très consciencieux dans mon travail. J’étais ce qu’on appelait un homme respectable, un vrai gentleman soucieux de mon prochain, un travailleur obéissant, un bon père de famille et un époux fidèle. Car oui, j’étais marié et avais deux enfants, aussi étrange que cela puisse paraître pour ceux qui me connaissent désormais. C’est peut-être ce qui me manque le plus maintenant, car j’adorais mes enfants. Quant à ma femme, Héléna… Je crois que si on connaît un seul grand amour dans son existence, c’était bien elle. Et même si le temps a bien passé depuis, ils ont toujours une place dans mon cœur. Une place que rien ne pourra effacer, et où j’aime me plonger de temps à autres, nostalgique.

Mais bref, j’étais un chic type.

Une balle en plein cœur. Je n’en garde pas un souvenir très précis, c’est arrivé si vite et ce n’était absolument pas prévu. Je n’ai donc pas spécialement fait attention aux évènements de cette soirée, ne sachant pas qu’ils seraient mes derniers. C’était un gala organisé par l’ambassade, comme nous en avions eu beaucoup d’autres. Je me souviens d’Héléna à mon bras, rayonnante dans sa robe bleu océan, comme toujours. Le pianiste ne parvenait pas à couvrir l’éclat de ses rires, du moins pas pour mes oreilles conquises et habituées depuis bien des années. Nous étions en pleine discussion avec l’ambassadeur, lorsqu’un homme a sorti une arme et l’a pointée sur notre groupe. Je n’ai pas vraiment réfléchi et me suis lancé sur lui pour l’empêcher de tirer. Mais durant notre corps à corps, un coup est parti. En plein dans ma poitrine.

Ce dut être instantané, car je ne me rappelle pas avoir souffert.  Par la suite, eh bien… ma vie exemplaire et ma dernière bonne action suffirent apparemment à gagner ma place au paradis, en tant qu’ange. Héléna et les enfants ont vécu leur vie. Ce fut pénible au début, pour eux comme pour moi, mais le temps a fini par faire son œuvre. Après quelques années, Héléna s’est même remariée, et j’en étais très heureux pour elle. Ils sont morts depuis longtemps à présent, et même s’il m’arrive de surveiller de temps à autre mes descendants, je dois dire que, moi aussi, je suis passé à autre chose.

A présent que j’avais l’éternité devant moi, pourquoi ne pas en profiter pour m’amuser ? Oublié l’homme honnête et travailleur ; je comptais désormais passer mon temps à bien profiter de ce que j’avais durement gagné durant ces longues années terrestres. Je méritais bien de m’éclater, et pas qu’un peu.

Ma nouvelle vie, je la voulais peinarde et amusante, après ces années à trimer et à faire ce que les autres me disaient. Je ne sais plus comment ni en combien de temps je suis passé du gentil travailleur au mec joueur et nonchalant. Le fait est que, désormais, je suis une personne tout à fait différente. Mais c’est sans scrupule, je dois dire. Ma famille a disparu depuis longtemps, je n’ai plus à me soucier de l’avis de quiconque désormais. Du moins, de personnes qui m’importent réellement, comme ce fut le cas pour ma femme et mes enfants.

Et puis… je pouvais enfin m’amuser. Lorsque je descendais sur terre pour travailler, en empruntant des corps, j’en profitais également pour faire la fête, danser toute la nuit, aborder des inconnus ; des choses qui m’étaient inconnues jusqu’à présent et qui ne m’attiraient auparavant pas. Mais à présent que j’étais libéré de toutes mes anciennes obligations, je m’en donnais à cœur joie. C’est ainsi que j’ai pu découvrir et m’adonner à l’une de mes grandes passions : la musique. Surtout celle des années 1970 et 1980. Vous auriez dû me voir sur le dancefloor, un danseur hors-pair ! Bon, de temps en temps on me demande bien de transmettre des messages. Mon ancien travail à l’ambassade a fait de moins un dialogueur apprécié, et je m’acquitte de cette tâche avec le peu de sérieux qui me reste. Je tiens tout de même à ma place, et sais obéir quand il le faut. Pour le reste, je la joue très perso, c’est vrai. J’aime mener ma petite barque, avec des projets plus personnels et parfois pas très réglos. Que voulez-vous, il faut bien tirer son épingle du jeu. Des petites alliances par-ci par-là, c’est toujours utile. Je veille néanmoins à rester dans la zone grise du tolérable, n’ayant nullement envie de quitter mon poste et ma vie actuelle.

Je crois que la plupart de mes collègues ne m’apprécient guère ou très peu. Peut-être que je les agace, avec ma manie de jouer du AC/DC sur mon ukulélé à tout bout de champs, même en mission. A moins que ce ne soit Perry, mon castor domestique ? Je l’ai récupéré il y a quelques temps, et désormais, on fait les quatre cents coups ensemble. Ou alors… c’est tout simplement qu’ils savent que je suis une personne  pas toujours très sérieuse et qui n’hésite pas à me servir des autres pour atteindre ce que je veux. Même si ce n’est jamais foncièrement mauvais, ils semblent vraiment m’en tenir rigueur… Bah, tant pis. Ma nouvelle vie, elle me plaît bien, aussi atypique soit-elle.

C’est un peu la grande question du moment… Pour être honnête, je n’en sais rien et n’ai pas vraiment de préférence. Tout ce qui m’importe, c’est d’avoir de bons liens avec cette personne. On a jamais trop d’alliés, surtout dans le chaos actuel. Maintenant que tout le monde commence légèrement à flipper sur ce qui est en train de se passer, mieux vaut couvrir ses arrières. Je vais donc surveiller la question de près. De très près.